Dépénalisation de l’avortement : un moyen de lutter contre la discrimination économique


Date: January 1, 1970
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Un récent cas d’infanticide est venu relancer la polémique autour de la question de dépénalisation de l’avortement qui est encore illégale Á  Maurice. Le journaliste Jimmy Jean-Louis analyse la question d’un point de vue de discrimination économique

Un cas d’infanticide, survenu la semaine dernière à Maurice, est venu réalimenter les braises encore tièdes de la question de dépénalisation de l’avortement, dont le débat avait été relancé à la mi-février par la mort de la photographe de presse Marie-Noëlle Derby. Au-delà du désir de la femme de pouvoir décider de son corps, la dépénalisation de l’avortement est aussi un moyen de lutter contre la discrimination économique.
 
Le cadavre d’un nouveau-né a été retrouvé le 17 mars dernier dans une cour à Goodlands, village aux allures de ville, situé au nord de Maurice. Celui-ci, de sexe masculin, a été partiellement brûlé et enterré dans le jardin. C’est la grand-mère du nourrisson qui a donné l’alerte car elle s’est rendue compte visuellement que sa belle-fille avait accouché mais qu’il n’y avait aucune trace du bébé. Arrêtés, les parents du nourrisson mort, Vanessa Curpen, 31 ans, et son mari Indiren, 24 ans, ont reconnu les faits.
 
Dans sa déposition, la mère du bébé a expliqué avoir accouché à son domicile le 11 mars dernier. Selon elle, le bébé était vivant mais de faible constitution. L’enfant serait mort le 16 mars. Le couple aurait alors mis le nouveau-né dans une bassine et entrepris de le brûler avant de l’enterrer. Ce qui est inquiétant dans ce cas, c’est que la jeune femme n’en est pas à son premier infanticide. Elle a été arrêtée en 2007 pour une affaire similaire et relâchée sous caution en attendant le procès.
 
Au-delà de l’acte d’infanticide, c’est toute la question de la liberté de choisir d’avoir un enfant ou pas qui se pose mais pas que celle-là. Il faut comprendre que l’influence religieuse est profondément ancrée dans les consciences à Maurice. Aucun décideur n’a eu le courage d’aller contre les convictions religieuses et morales qui se sont exprimées avec force à chaque cas d’avortement découvert. En petits comités et même publiquement parfois, les politiques se prononcent en faveur de l’avortement mais rien de concret ne débouche de là.  
 
Ce qui est clair, c’est que Vanessa Curpen a voulu mette un terme à sa grossesse. Comme elle l’a fait en 2007. Sans doute est-elle financièrement incapable de se payer un avortement dans une clinique privée ou à l’étranger. Sans compter que son état psychologique ne lui aurait pas permis de garder un enfant dont elle ne voulait pas. Qui a le droit de décider pour elle?
 
Ce qui joue contre elle et les autres femmes ne désirant pas avoir d’enfant, c’est la loi. En effet, la section 235 du Code Pénal interdit l’interruption volontaire de grossesse. Cette section est archaïque car elle date de 1838. Elle définit l’avorteur comme: «Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, violences, ou toute autre manière, aura procuré l’avortement d’une femme enceinte ou lui en aura fourni les moyens, soit qu’elle y ait consenti ou non». La peine pour ce délit est de dix ans de servitude pénale.
Le législateur de l’époque a été plus loin car il ne s’est pas contenté de pénaliser l’avorteur. Celle qui en a recours en prend aussi pour son grade: «Les mêmes peines seront prononcées contre la femme qui se sera procurée l’avortement ou qui aura consenti à faire usage sur sa personne selon des moyens indiqués ou administrés à cet effet».   Si cette section du Code Pénal avait pour objectif de protéger la femme à une époque où il n’y avait ni médecine de pointe, ni avancées technologiques, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
 
Cette section, ajoutée à la pression des organisations religieuses, a fait que le sujet devienne tabou. Personne ou presque ne pense que l’avortement concerne avant tout la femme et sa capacité à prendre une décision à titre individuel. Récemment la mort de Marie Noëlle Derby, 37 ans, journaliste-photographe à l’express, le premier quotidien de l’île, a relancé le débat sur la question car la jeune femme est morte des suites d’une septicémie résultant d’une tentative d’avortement. 
 
Ses proches affirment qu’elle s’est fait faire une injection pour interrompre sa grossesse. Marie Noëlle Derby était déjà mère de trois enfants: Shelby 13 ans, Mia, trois ans, et Loïc, dix mois.  Plusieurs personnes s’accordent à dire que : «Marie-Noëlle Derby serait encore en vie si l’avortement était légal car elle aurait eu recours à des soins de qualité et n’aurait pas mis sa vie en danger».     
 
Son cas a été au centre de toutes les discussions à la mi-février en raison de son profil professionnel. Mais bon nombre de femmes et même de jeunes filles anonymes y ont aussi recours, exposant leurs vies à tous les risques que comporte la pratique d’un avortement non-médicalisé. En effet, il y a en moyenne 2 000 femmes qui sont admises à l’hôpital chaque année des suites d’un avortement clandestin et il est estimé qu’une femme se fait avorter au moins deux fois dans sa vie.
 
Or, selon Vidya Charan, directrice de la Mauritius Family Planning Welfare Association, (MFPWA), le nombre d’avortements effectivement pratiqués et réussis serait plus élevé. Elle parle d’une fourchette de 18 000 à 20 000 avortements par an. « Ce chiffre est effrayant, d’autant plus que l’avortement est illégal. Mais qu’on veuille continuer à discourir ou à se voiler la face ou pas, l’avortement se pratique et affecte la société mauricienne », affirme-t-elle.
 
Vidya Charan déplore le fait que «la société, aussi bien que les autorités, n’aient pas le courage et la rigueur de résoudre ce problème.» Selon elle, la criminalisation de l’avortement est une «violence envers la femme ». Elle considère qu’il serait plus juste de laisser à la femme ou au couple le soin de décider s’il veut avoir un enfant ou non.
 
Parmi les méthodes d’avortement les plus couramment utilisées et qui comportent des risques pour ses utilisatrices, il y a le Cytotec, médicament entrant dans le traitement des maux d’estomac, dont les ulcères, et dont la boîte de 28 comprimés coûte 14 dollars américains, soit environ 500 roupies mauriciennes. Une de ses contre-indications est qu’il provoque l’interruption de grossesse. Plus traditionnellement, il existe certains breuvages à  base de vin et d’épices qui coûtent moins de six dollars américains, soit environ 200 roupies mauriciennes. Les injections abortives sont également disponibles à partir de 42 dollars américains, soit environ 1500 roupies mauriciennes.  Dans de tels cas, la femme qui en a fait usage saigne abondamment et lors de ce processus, le fœtus est expulsé. Mais là encore, rien n’est garanti. Il est possible que des résidus placentaires restent dans l’utérus et provoquent des infections, voire des septicémies. En clinique, le curetage – l’expression est souvent utilisée pour camoufler un avortement -, peut coûter jusqu’à 460 dollars américains, soit un peu plus de 16 000 roupies mauriciennes. Les plus fortunés vont le faire à la Réunion, en Afrique du Sud, au Royaume Uni ou en France.
 
Tout le monde ne naît toutefois pas avec une cuiller en argent dans la bouche. Le salaire minimal à Maurice est de 100 dollars américains, soit environ 3500 roupies mauriciennes.  La criminalisation de l’avortement donne lieu à une discrimination économique car les personnes de la classe aisée et moyenne ont les moyens d’y recourir en toute quiétude. A l’opposé, la classe des travailleurs doit obligatoirement recourir à l’avortement non-médicalisé qui se pratique parfois avec des baleines de parasol dans des garages transformés en salle d’opération. Si cette «intervention » ne coûte pas autant que le curetage en clinique, elle a tout de même un coût, soit environ 3 000 roupies mauriciennes en moyenne ou environ 84 dollars américains.
 
Ce trafic sur le dos de la détresse humaine rapporte gros à ceux et celles qui le pratiquent, quitte à laisser quelques vies sur le carreau comme cela a été le cas pour Marie-Noëlle Derby. En attendant, l’absence de consensus politique sur la dépénalisation de l’avortement sert ce trafic.
 
Récemment, un débat public sur une radio privée a réuni plusieurs femmes, dont la député du gouvernement, Nita Deerpalsingh et l’avocate Pramila Patten. Toutes deux sont convaincues de l’absolue nécessité de dépénaliser l’avortement. Il y a quelques années, l’avocate a été mandatée par l’ancien gouvernement pour enquêter sur toutes les lois discriminatoires envers les femmes et dans son rapport, Me Patten avait recommandé la dépénalisation de l’avortement dans des cas spécifiques, à savoir le viol, l’inceste et la malformation fœtale. Arianne Navarre-Marie, député du parti de l’opposition Mouvement Militant Mauricien, qui était à l’époque ministre de la Femme, a même évoqué la rédaction d’un amendement à ce propos mais celui-ci n’a pu être présenté en raison de la tenue des élections générales en 2005. Leela Devi Dookhun-Luchoomun, dirigeante du parti de l’opposition Mouvement Socialiste Militant, s’est elle prononcée pour la liberté de choix.
 
Dans le sillage de la mort de Marie-Noëlle Derby, Monique Dinan, une des plus ardentes militantes anti-avortement et présidente du Mouvement d’Aide à la Maternité (MAM) a fait cette déclaration à la presse: «Le MAM est là pour accompagner les femmes enceintes durant leur grossesse. Nous sommes contre l’avortement  et rien ne dit que si cette pratique était légale, elle n’aurait pas fait de victimes.»  Elle s’est toutefois prononcée en faveur de la promulgation d’une loi qui permette des accouchements anonymes, connus comme accouchement sous X. Les enfants nés ainsi pourraient être adoptés par des couples n’ayant pas eu d’enfants. Ceci serait rendu possible grâce à un assouplissement des législations actuelles.
 
Seul le Muvman Liberasyon Fam, une émanation du parti politique de gauche Lalit, a adopté une approche progressiste sur la question en demandant la suspension de la section 235 du Code Pénal. Pour Linsey Collen, une des dirigeantes de ce mouvement: « Il est important de dépénaliser l’avortement. Pour le moment, le Premier ministre doit introduire une loi pour suspendre la section 235 du Code Pénal et il faut ensuite avoir des débats dépassionnés sur le sujet. Il faut permettre à ceux qui ont une formation médicale de pratiquer l’avortement. Car autrement, c’est continuer à perpétuer une discrimination de classe grave pour les plus pauvres qui ne peuvent que mettre leur vie en danger contre les plus aisés qui peuvent se rendre à l’étranger pour se faire avorter.» Le MLF a d’ailleurs organisé une réunion avec les politiciens et les membres de la société civile autour de cette question. Ce qui a donné naissance à une plateforme Pro-Choix.
 
Pour la première fois dans l’Histoire du pays, les femmes médecins ont également pris les choses en main en se regroupant en association et en organisant un forum le 8 mars dernier à l’occasion de la Journée Internationale de la Femme.  Selon la présidente de cette association, la gynécologue Zeenat Aumeerally, les femmes médecins «sont coincées entre le code déontologique et le devoir d’aider une patiente en détresse». Même si elles ne l’aident pas, la femme en détresse se tournera vers d’autres sources, peut-être plus dangereuses pour sa vie. De plus, a-t-elle fait ressortir, «selon le Medical Council Act, il faut protéger la vie dès la conception. Or, cela signifie que même la contraception est illégale». Il s’agit d’une faille dans la législation qu’il faudrait également corriger. 
 
L’actuelle ministre de la Femme, Indranee Seeburn, est en faveur de l’avortement. Elle avait affirmé en 2006 que le gouvernement considère la possibilité de légaliser l’avortement dans  des cas spécifiques, comme susmentionné. Mais là aussi, ce serait ne pas tenir compte de l’argument économique qui est pourtant une des possibilités de recours à l’interruption volontaire de grossesse en France et en Hollande.
 
Ce qu’il faudrait désormais autour de cette question, c’est avoir une approche plus pragmatique et moins passionnée, comme l’a récemment fait le nouveau président des Etats-Unis. Il avait d’ailleurs annoncé ses couleurs sur le sujet lors de la convention démocrate en août 2008: «Nous ne sommes peut-être pas d’accord sur l’avortement, mais nous pouvons certainement nous rejoindre sur la question de réduction du nombre de grossesses non-désirées dans ce pays».
 
Depuis le 23 janvier dernier, le président Obama a appliqué ce qu’il avait prêché en autorisant à nouveau le financement d’organisations pratiquant ou facilitant l’avortement à l’étranger. Il a estimé que les dispositions adoptées par son prédécesseur, George Bush, étaient "inutilement larges et injustifiées » et «qu’au cours des huit dernières années, elles ont sapé les efforts pour promouvoir un planning familial volontaire sûr et efficace dans les pays émergents".
 
C’est ce genre de réactions fermes dont nous avons besoin à Maurice pour que la femme puisse décider de son corps et en fonction des moyens financiers dont elle dispose.
     
Jimmy Jean-Louis est journaliste à Maurice. Cet article fait partie du service d’opinions et de commentaires de Gender Links qui apporte des perspectives nouvelles à l’actualité quotidienne.
 


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