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Les deux rives du fleuve Congo propice au commerce féminin
Par Urbain Saka-Saka Sakwe
Kinshasa et Brazzaville sont les deux capitales les plus rapprochées du monde. Entre les deux agglomérations qui sont séparées par le «Majestueux fleuve Congo » comme on le dit populairement, les mouvements des personnes et des biens comme les échanges commerciaux, sont très intenses et fructueux. Brazzaville se mire dans les eaux de la rive droite tandis que Kinshasa se dresse fièrement sur la rive gauche du fleuve Congo. Les deux capitales se font face. De part et d’autre, on trouve le même peuple autochtone, le “Bateke” qui parle les mêmes langues: le lingala, le kikongo, en plus du français, utilisé dans les administrations de deux Congo.
Du côté de la RDC, la traversée de 15 minutes jusqu’Á Brazzaville est organisée par l’Office Nationale des Transports (ONATRA), société publique qui a affecté pour cette tâche un grand bac de 30 Tonnes appelé «Matadi ». Celui-ci peut accueillir près de mille passagers et transporter Á la fois 20 voitures ou une dizaine de gros véhicules.
De Brazzaville Á Kinshasa, c’est l’Agence Transcongolaise des Communications (ATC), autre service public qui se charge du transport fluvial. Elle a également un bateau de grand tonnage nommé «La Tshieme ». Hormis ces deux unités fluviales, le circuit est également exploité par des canots rapides, appartenant Á des privés qui sont bien souvent de hautes personnalités.
Entre les deux villes, les échanges commerciaux sont très intenses. Kinshasa, peuplée par environ six millions d’habitants, déverse sur Brazzaville, qui n’en a qu’un million d’habitants, le plus grand nombre de voyageurs.
Selon l’ONATRA, entre 1000 et 2000 Kinois traversent chaque jour le fleuve dans les deux sens pour exercer leur petit commerce de l’autre côté du fleuve Congo. Parmi eux, un grand nombre des Kinoises, organisées en associations.
Brazzaville vit largement de cette main-d’Å“uvre, ainsi que de l’importation d’articles de première nécessité venant de Kinshasa. Ainsi, Á partir de Kinshasa, les femmes commerçantes exportent régulièrement Á Brazzaville des pagnes imprimés en République Démocratique du Congo, du ciment, des produits cosmétiques, de l’essence et des pneus, ainsi qu’une gamme variée de produits agricoles.
De Brazzaville, ces femmes que l’on appelle aussi «femmes aux mille bras » déversent sur Kinshasa des pagnes «Super soso », imprimés sur l’autre rive du fleuve Congo, prisés par les Kinoises, de même qu’une gamme variée de vêtements et autres accessoires.
Souvent, ce commerce entre les deux rives du fleuve Congo est entre les mains de célibataires, de divorcées, de filles-mères, de veuves, voire de handicapées physiques qui font la navette entre Kinshasa et Brazzaville sur des tricycles qu’elles placent Á bord des bacs.
«Les temps sont durs au Congo. Nous, femmes seules, manquons de soutien. Nous nous battons pour survivre en exerçant ce métier », dit Joyceline Manga, une veuve de 48 ans, considérée par ses pairs comme leur doyenne, car cela fait 25 ans qu’elle pratique son petit commerce entre Kinshasa et Brazzaville. «Ce travail est intéressant. Il me nourrit convenablement. Je ne manque de rien chez moi. La marmite est tous les jours sur le feu, les enfants ne ratent pas un jour d’école et ne craignent pas d’être chassés pour non règlement des frais de scolarité. Je mène paisiblement ma vie grâce au commerce des pagnes et du prêt-Á -porter entre ici et Brazzaville », souligne Joyceline Manga.
Il en est de même pour Huguette Sonia, fille-mère de 22 ans, qui exerce le même métier depuis bientôt deux ans. Elle raconte son odyssée: «Une amie divorcée m’a embarquée dans le petit commerce entre Kinshasa-Brazzaville. Au début, j’étais réticente, car les femmes qui font ce commerce ont très mauvaise réputation. Pour l’opinion publique, elles sont des travailleuses sexuelles. Tout le monde dit qu’elles prétendent aller vendre des marchandises alors qu’en fait, elles vendent leurs charmes. Je ne voulais pas que l’on pense cela de moi. Mais l’obligation a fait loi. Après deux rotations, je me suis rendue compte que ce ne sont que des médisances. Il faut simplement avoir une discipline personnelle et savoir ce que l’on veut dans la vie. Je me rends Á Brazzaville pour vendre des cosmétiques et acheter des pagnes «Super soso » que je viens ensuite écouler Á Kinshasa », raconte Huguette Sonia, qui affiche une bonne mine. «En tout cas, grâce Á ce que je fais, je vis bien. Je suis Á l’abri du besoin et de la crise », assure-t-elle.
«Brazzaville est un très bon marché. Tout s’y écoule très bien. Je gagne bien ma vie désormais », indique Chouchouna Langa, une jeune fille qui était jusque-lÁ sans emploi et qui vient de terminer ses études secondaires
Ces vendeuses n’attendent pas d’avoir posé pied sur l’une des deux rives pour se mettre Á commercer. Dès qu’elles sont sur les bacs, que ce soit Á bord du «Matadi » ou de «La Tshieme », elles s’y mettent. Elles sont rejointes par d’autres vendeuses de boissons sucrées, de yaourts, de charcuterie, de pâtisseries et de friandises.
A Kinshasa, la présence brazzavilloise est timide alors qu’Á Brazzaville, les Kinoises évoluent pratiquement en terrain conquis. Naturellement, cela ne plaît pas toujours aux Brazzavilloises qui accablent alors «ces femmes téméraires qui viennent de l’autre côté du fleuve » de toutes sortes de noms péjoratifs. D’où parfois le sentiment d’un certain ras-le-bol qui peut parfois prendre une tournure dramatique avec des expulsions de parts et d’autres comme ce fut le cas en aoÁ»t et octobre 2009 ou même des actes de violence.
«A bord des bateaux, nos tractations se font en Francs congolais (RDC) », indique Rosette, une vendeuse qui opère Á bord du «Matadi ». «C’est au voyageur de décider de la monnaie qu’il va utiliser », renchérit Sophie Yuma, qui circule entre les voyageurs avec son plateau de charcuterie.
Le port fluvial de chaque rive se présente comme un concentré des deux capitales, et comme un tableau miniature des rapports existant entre les Congolais des deux rives.
Au Beach Ngobila Á Kinshasa, comme au Beach de Brazzaville, on observe les mêmes marchés informels.
Ce commerce entre les deux rives a toutefois un coÁ»t pour celles qui le pratiquent. Une vendeuse explique que «outre l’argent pour les formalités officielles, il faut aussi prévoir le «kanyaka » ou pot de vin pour les contrôleurs Á l’imagination fertile. Au port fluvial de l’ATC Á Brazzaville, pour toute formalité Á accomplir, il faut payer 1000 Francs congolais, soit un peu plus d’un dollar américain, pour le visa d’entrée ou de sortie. Mais il y a d’autres procédures Á suivre.
A un autre poste de contrôle, il faut encore débourser 1000 Francs congolais pour l’obtention d’un jeton de fouille ou de déclaration de bagages. Pour la redevance portuaire, il faut compter encore 1000 Francs congolais. Et sur ces navires, la police de l’ATC se montre très sévère, particulièrement Á l’égard des Kinois ».
Au port de l’ONATRA, Á Kinshasa, la police des migrations fait son devoir et même de l’excès de zèle lors du contrôle des papiers, comme si que les milliers de passagers qui chaque jour traversent le fleuve venaient de l’Atlantique.
«On se demande où est passé le traité signé autrefois entre les pays membres de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC), faisant état de la libre circulation des personnes et des biens dans cet espace? », se demande une commerçante de Kinshasa qui revient de Brazzaville. Elle raconte que pour une traversée aller-retour sur une distance de deux kilomètres en bateau, elle a dépensé environ 25 dollars américains. Ce qui est beaucoup.
Par ailleurs, Brazzaville est largement dépendant de Kinshasa, non seulement pour le seul domaine commercial mais également pour d’autres secteurs de la vie. Tout comme aujourd’hui, le public brazzavillois n’écoute que la musique kinoise et ne regarde que les productions audiovisuelles kinoises. Si Kin-la-Belle, comme on nomme Kinshasa, compte Á ce jour plus d’une trentaine de chaînes de télévision et de radios, Brazza-la-verte comme on appelle Brazzaville, n’en totalise qu’une demi-douzaine.
Presque tous les mois, des orchestres kinois vont se produire en concert sur l’autre rive, au grand dam de divers milieux culturels de Brazzaville. La RDC, si hospitalière pourtant, n’a pas de place pour d’autres musiciens venus d’ailleurs et surtout de Brazzaville. Il en est de même des prédicateurs, des troupes théâtrales, des tradi-praticiens, spécialistes en médecine traditionnelle africaine de Kinshasa, qui organisent régulièrement des campagnes d’évangélisation, des soirées théâtrales populaires et installent leurs points de vente Á Brazzaville.
Grâce Á l’Union Africaine, initiatrice du Festival Panafricain de musique inauguré en 1996 Á Brazzaville, qui abrite son siège, la 4è édition de cette biennale s’est tenue simultanément Á Brazzaville et Kinshasa en 2003. Un évènement qui a souligné le caractère géographique particulier de ces deux capitales. Peut-être est-ce le début d’un processus mental en vue de l’édification de ce fameux pont Á construire entre Kinshasa et Brazzaville sur le fleuve Congo, et ce, avant la fin du troisième millénaire. Qui sait?
Urbain Saka-Saka Sakwe est journaliste en République Démocratique du Congo. Cet article fait partie du service de commentaires et d’opinions de Gender Links.
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